Le fil de Catherine Certitude (et aussi un peu de son papa) (1988)

[4 février 2019]

On pourrait penser que « Catherine Certitude », c’est un surnom que vaut à cette petite fille son air assuré, perchée sur le biceps de son papa et insouciante du qu’en dira-t-on. La suite va démentir cette première impression. Car, c’est une certitude, le papa de Catherine s’appelle bien Certitude. Ou presque.

La quatrième de couverture, pour que vous ne perdiez rien de l’album. Vous apprendrez ainsi que Catherine Certitude date d’octobre 1988. Et ce « 96 FF ttc » qui semble me ramener des siècles en arrière…  

Où M. Sempé nous refait le coup de la page presque blanche, comme un certain 1er septembre… Blanche, mais pas vide… CC (appelons-la comme cela) n’est-elle pas l’illustration vivante et moderne de l’une des Petites filles modèles ou de la Sophie qui eut tant de malheurs ?

De quoi vous intriguer un peu… Qu’est-ce que c’est que cette histoire de ballerines amputées et raccommodées ? Est-ce CC, la vandale ?

Ah, on passe aux choses écrites :

Monsieur Sempé dans ses œuvres, avec quelques-uns de ses motifs fétiches : les paysages new-yorkais, les enfants — et, singulièrement, les petits rats — et le confort d’un appartement-bonbonnière, qui se marie si bien avec le mauvais temps, le soir qui tombe et la lumière qui repousse l’un et l’autre :

[Résumé du chapitre précédent : CC, qui dirige avec sa fille une école de danse à New York, nous parle de son enfance à Paris.]

Ben oui, c’est embêtant quand le dessin chevauche deux pages. PGPL, qui est un as de Picasa, saurait comment faire pour réunir les deux morceaux, mais ce n’est pas plus mal comme ça : ça donne un petit côté bricolo-artisanal qui va bien avec le côté bricolo-artisanal de l’endroit où travaille le papa de CC. Et regardez : à gauche, les poulies, les treuils, les chaînes et la balance, le diable et tous ces paquets pêle-mêle : c’est l’aspect manuel ; à droite, l’aspect « cérébral » : les dossiers, le bureau et, merveille des merveilles, la machine à écrire (l’ordinateur est encore loin, heureusement). Au milieu, l’escalier qui mène aux étages : car monsieur Sempé sait lire autant que dessiner : « Nous habitions au-dessus d’une sorte de magasin… » Tout est dit et retranscrit. Voyez-vous comme moi voleter la poussière sur ce décor de microcosme bien clos, bien abrité du monde extérieur ? Et regardez le papa de CC, cet air débonnaire, voire bonasse, comme un M. Lambert qui porterait des lunettes. Eh bien, ce n’est pas un ange… Mais ce n’est pas non plus un truand. Nous verrons, nous verrons…


Ah, voilà le décor d’il y a quelques pages, vu de l’autre côté du miroir : les ballots qui envahissaient l’avant-scène sont relégués au rang de simples taches d’aquarelle ; en revanche, on voit très bien les lampes, jusque-là à peine ébauchées, des lampes aussi antiques que la machine à écrire, mais, à l’époque, elles étaient sans doute très modernes. Car l’époque, nous la connaissons : 1950, le 3 quelque chose. Il a l’air un peu brouillon, comme ça, monsieur Sempé, mais il sait soigner les détails. Et il continue à montrer qu’il sait lire : le papa de CC semble dire à son associé : « Cause toujours ! » et il a sur les lèvres l’esquisse du sourire qu’il arborera tout à l’heure, quand il déchirera la lettre dictée. La corbeille, elle, ouvre déjà grand la gueule…  


Toujours le bureau, encore une lampe, les dossiers, et CC sur une chaise trop haute pour elle. La machine à écrire a laissé la place à une écritoire d’écolière, et CC subit à son tour M. Casterade, qui, apparemment, aime beaucoup parler et s’écouter parler. Mais pourquoi donc a-t-il fallu que l’on donne un « accent du Midi » à ce fâcheux ?


« Du Midi », d’ailleurs, c’est vite dit : « Bordeaux », « Languedoc », « Gascogne », énumère le curriculum vitæ en forme de palmarès du dict(at)eur-poète-lauréat. Dites, vous avez vu, en haut de la page, comment le débonnaire papa de CC sait se montrer cassant, à la limite de l’agressivité, lorsque l’on touche à sa fille, même si ce « on » l’a « sauvé d’un bien mauvais pas »... Et cette phrase terrible de M. Casterade : « Vous devriez vous rappeler, Georges [ah, il s’appelle Georges, le papa de CC ?], que les vrais amis sont ceux qui vous sortent des griffes de la Justice. » De la Justice ?! De la Justiiiiiice ?!?

Quand je vous disais que le papa de CC s’appelait presque Certitude. « Presque », parce qu’un nom comme les imprononçables « Tscerstistscekvadze » ou « Chertchetitudjvili », c’est justement imprononçable, sauf pour un Géorgien. Et attention, hein, pas un Géorgien de l’État de Géorgie, non, non : Georges (comme il est facétieux, Modiano !) Certitude vient de Géorgie, la patrie de Staline. Et il cache bien son jeu : les Géorgiens, en général, sont très noirs de cheveux et affectionnent tant les grosses moustaches à la Joseph Vissarionovitch que les bedaines (enfin, il fut un temps pas si lointain où). Regardez donc notre petit Georges, tout fluet, tout blond, tout maigre (soixante-sept kilos).


Et puis, il est de plus en plus mystérieux, le Géorgien naturalisé, avec ses bordereaux ou ses registres aussi improbables qu’un inventaire à la Prévert (mais plus prosaïques), son travail nocturne, et ces norias de camions que l'on suppose étrangers, bien sûr.
Notons que M. Casterade ne peut s’empêcher de mettre son grain de sel et de corriger son associé : ben oui, « Frigidaire », c’est une marque, et M. Casterade, poète et connaisseur, se pose en champion de la langue française. (Notons aussi que Sempé aurait pu faire un petit effort pour mieux déguiser son écriture en voulant imiter celle de Casterade.)


Tiens, tiens, tiens : le restaurant que fréquentent CC et son papa s’appelle Le « Picardie »… Ça ne vous rappelle rien ? (Pourtant, le texte ; c’est Modiano. Serait-ce que Sempé aurait mis la main à la pâte ?)
Et tiens, tiens, tiens : voilà que M. Certitude est vendeur de cinquante sièges d’avion. Non, pas « d’avion » : de Constellation, ce qui change tout. Quelle coïncidence…  Mais si, rappelez-vous, je vous en ai parlé pour la énième fois il y a quelques jours encore, de ce magnifique avion de ligne qui rivalisait avec les étoiles, le plus beau sans doute qui les ait jamais côtoyées.

Tous ces clients de MM. Certitude et Casterade, quelle allure florissante alors que la guerre n’est finie que depuis cinq ans : costumes qu’on devine du bon faiseur, pardessus à col d’astrakan, mines prospères. Et avez-vous bien lu la page précédente ? « Souvent, ceux avec qui [Casterade] traitait des affaires venaient (…) retrouver [Certitude] à la fin du repas (…). » Un peu comme s’il y avait des affaires honnêtes, ayant pignon sur rue, garanties par l’honorable, le respectable M. Casterade, et puis, des affaires plus louches, mais sans doute plus profitables, que l’on conclut avec l’anodin, le banal, l’invisible Georges Certitude.
Allez, on est en 1950, n’ayons pas peur des mots : l’entreprise C & C tremperait-elle un peu dans le marché noir et dans la récupération de marchandises tombées d’un camion, voire de plusieurs ?
— Et qu’est-ce qu’ils font, tes parents, Catherine ?
— Ma maman, elle danse à Niouyorque, et mon papa, il travaille dans les paquets.

En guise d'intermède, comme dans le livre, un peu de complicité entre père et fille et entre Georges et ses clients, et une page de poésie-cassoulet  :

Rideau ! (Pour ce soir...)

Catherine Certitude est de retour.
Elle n’avait pas quitté, pourtant, le petit appartement où elle vit avec son père une belle histoire d’amour paternel pour l’un, filial pour l’autre.
Je sais que vous n’avez pas besoin de moi pour observer, je le pense constamment et je vous le dis parfois, mais regardez cet amour de Sempé pour les quartiers populaires, ce souci du détail nostalgique, les peintures publicitaires, les autobus à plate-forme. Je ne crois pas qu’il soit abusif de dire que l’on « entend » ce dessin, les autos, les gens qui se hèlent, toute une ville qui commence sa journée. Comme M. Certitude.


Nouvel intermède : décidément, Modiano veut nous rassurer sur les sentiments et la complicité qui unissent Catherine et son père. Voici donc le Rituel de la mousse à raser, que tous les hommes dédaigneux du rasoir électrique ont dû vivre au moins une fois, mais pas forcément avec leur petite fille ou leur petit garçon. C’est curieux, cet air un peu courroucé, puis un peu fâché de M. Certitude : il doit jouer à faire semblant d’être un ogre ou un autre monstre du même genre, pour pimenter un peu le Rituel. Peut-être aussi qu'après ces quelques secondes divertissantes il pense avec mélancolie à la douce médiocrité du travail qui l’attend un étage plus bas. Car il doit être secrètement ambitieux, M. Certitude, pour apostropher la vie comme il le fait chaque matin.


Une dernière image pour cet épisode, une image annonciatrice, lourde de sens, que vous n’oublierez pas de vous remettre devant les yeux quand vous lirez l’épisode suivant. Pour l’instant, on peut se contenter de dire que Sempé sait ce que c’est de vivre dans un appartement chichement aménagé, exigu, sans grand confort. C’est comme pour les quartiers populaires : il a gagné beaucoup de sous, Sempé, et il l’a bien mérité, mais il n’a pas dû oublier ses débuts.
Je ne sais pas vous, mais je vois ce reste de petit-déjeuner, cette fenêtre ouverte sur la lumière, ces deux êtres qui paraissent prendre leur temps, et je les envie : j’aimerais bien m’asseoir pour boire un café, le matin, ne pas courir, aller à mon travail à pied… Je rêve.

Il y a toujours un petit air de mystère dans l’entourage de Catherine Certitude, dite « CC ». Regardez-moi ça, par exemple : un camion espagnol, une livraison un dimanche (un dimanche !!), des caisses — c’est toujours mystérieux, une caisse, surtout une caisse fermée — dont l’arrivée est signalée illico à M. Casterade (un dimanche aussi !!)…


Et une fois le mystère des caisses dissipé, encore que l’on puisse se demander ce que l’on peut faire d’autant de figurines, toutes identiques, viennent les propos mystérieux de M. Casterade, la douane, les affaires louches, ce passé mystérieux, décidément, de M. Certitude, qui a déjà été évoqué… Et vous aurez compris, bien sûr, en lisant la dernière ligne, pourquoi je vous ai recommandé de garder à l’esprit cette image de la petite Catherine devant la fenêtre…


Voilà CC inscrite au cours de danse de Mme… Comment déjà ? Ah oui : Mme Galina Dismaïlova. Une voisine de M. Certitude, en quelque sorte : Géorgie, Russie… Et quand j’écris « voisine », je ne crois pas si bien écrire… Comment ça, « là, c’est toi qui entretiens le mystère, Quinine » ? Ah bon ?


Les lignes qui suivent (pas les miennes, celles de Modiano, bien sûr) sont un prétexte : Modiano a eu comme une bouffée de nostalgie, lui aussi, il a voulu causer de trains, d’un quartier de Paris qui lui tient peut-être à cœur… Parce qu’en fait le personnage principal de ces quelques lignes ce n’est pas la petite Catherine, ce n’est pas cette dame qui vient sans doute d’un milieu aisé, tellement parisienne, tellement sensuelle à la mode de Sempé, la blondeur, le bibi, les yeux clairs et langoureux, le décolleté souligné de perles, les jambes longues et le pied menu [« appétissante », comme on disait avec assez peu d’élégance mais beaucoup de pertinence à l’époque, et tant qu’à « entretenir » le mystère (encore lui !), je vous préviens : nous la reverrons, cette dame, j’en suis certain], non : le personnage principal, pendant ces deux pages de quelques lignes, c’est la gare du Nord.


Qu’est-ce que je vous disais ? Je suis certain que c’est la même. Où l’on voit donc que le pauvre M. Certitude, plus ou moins abandonné par son Américaine de femme, n’a pas renoncé à une vie affective, voire légèrement amoureuse. Où l’on voit aussi que CC se lie d’amitié avec une petite fille qui n’a pas de lunettes, elle, mais qui va être à l’origine d’un épisode doux-amer de l’histoire de Catherine et, surtout, de son père.


Et puisque j’entretiens le mystère (si, si, vous l’avez dit), voici une nouvelle énigme : qui est cette dame si peu féminine dans ses vêtements presque masculins, au point qu’on pourrait la croire adepte de Lesbos, et qui pourtant lit des revues pour dames dans lesquelles on fait de la publicité pour des gaines ? Eh bien, vous l’apprendrez la prochaine fois. Na.

Un peu faute de temps, mais aussi parce que le récit se découpe ainsi, quelques images seulement de CC, aujourd’hui, et guère de commentaires (mais ces derniers ne sont pas importants, ils servent juste à lier les images entre elles).

Voilà, vous avez maintenant qui est cette dame aux allures si masculines qui lit des revues féminines : c’est la gouvernante d’Odile, vous savez, l’amie de CC. Vous voyez que le mystère n’était pas bien grand.
[Mais il y en aura d’autres, des mystères : en relisant Catherine Certitude pour vous « présenter » ses « aventures » (comme si elles avaient besoin de présentation), je me rends compte que l’on va de (petit) mystère en mystère (un peu plus épais) en mystère (de taille moyenne). Et comme je vous le disais, ce n’est pas fini.]
Tiens, revoici M. Casterade dans ses œuvres littéraires… Est-il possible d’être lourd à ce point, et aussi guindé, et aussi peu logique ? Transmet-on ses « sentiments les plus respectueux » à de « chers amis » ?


Au passage, M. Casterade tente de donner une leçon de lexique à M. Certitude, mais c’est raté : la « vieille formule française » est une formule commerciale… Ah, Casterade ! Occupez-vous donc de commercer et laissez tomber l’écriture. Comme il est anxieux, M. Certitude, d’envoyer sa réponse à temps, de trouver un véhicule, un chauffeur ! Voyez à quelles concessions, à quels marchandages il est prêt à se livrer. Il ne renonce pas, M. Certitude, toujours ses projets diffus, son ambition de devenir autre chose. Ah oui, cette invitation semble représenter beaucoup pour lui. Des gens qui habitent Neuilly, c’est du beau linge, avec de l’argent…


À propos de linge, il se met en frais, dites donc, Georges. Tout cela a un petit côté émouvant, souligné encore par le regard admiratif de CC pour son papa.


C’est que… Regardez donc où ils se rendent… Et ce M. Chevreau, qui ne comprend rien, qui voudrait absolument mesurer son tas de tôles aux belles voitures de luxe qui sont garées devant l’hôtel particulier des Ancorena.
Et vous savez quoi ? Ce cocktail de printemps va jouer un rôle déterminant dans la vie des Certitude, « père et fille ».

[J’essaie une nouvelle police, on verra bien ce que cela donne… Eh bien, apparemment, ça ne donne rien du tout. ]

Ah la la ! Si Modiano s’est un peu lâché contre M. Certitude, qu’il peint en balourd, péquenot sur les bords, emprunté dans son costume déplacé, étourdi par la proximité de quelques célébrités…


…Sempé, lui, s’en est donné à cœur joie en tapant sur lesdites célébrités et leur entourage de snobinards, bourgeois z’et bourgeoises, demi-mondaines recyclées et bobos avant la lettre ! Voyez-moi ces airs blasés et fats (décidément, la fatuité revient souvent dans les dessins de Sempé, qui aime s’en moquer encore et encore), ce patron à lunettes, mine pateline et petit foulard, ce bellâtre frisotant, et ces évaporées… Et au milieu de tout ça, ou plutôt, à la marge, Odile, si naturelle, insensible à la lutte des classes, ravie de la présence d’une CC circonspecte.



Je vous laisse savourer les évolutions de Georges Certitude dans un milieu qui n’est pas le sien, qui ne vaut pas le sien et dont il voudrait pourtant qu’il soit le sien, d’une certaine façon… Bon, j’aurais cru que le vouvoiement des parents par les enfants était plus ou moins réservé aux familles de la haute bourgeoisie et, en général, à celles qui se distinguaient par leur austérité et des principes moraux plus que rigides, mais bon…
Gardez à l’esprit ce monsieur corpulent à moustache avec lequel le papa de CC semble être en grande conversation… Même si vous l’oubliez, il vous sera remis en mémoire. Il s’appelle Tabélion, et c’est lui qui va, de façon très indirecte, déterminer la suite du parcours de M. Certitude et de sa fille.




Ça vous a frappé, vous aussi, cette aptitude de Georges Certitude — dont on parle plus, par endroits, que de sa fille, censée être l’héroïne du livre — au mensonge spontané dans les situations difficiles, ce mélange de candeur et de culot, d’ingénuité et de roublardise, et ces espérances toujours recommencées, comme la mer de Valéry ?




Où le mystère — qui n’en est pas vraiment un — s’épaissit drôlement… Ah, ah ! Trop BCBG, trop rupins, trop Neuilly-Auteuil-Passy pour être honnêtes, les parents de cette malheureuse petite Odile ! Des gens qui laissent des ardoises, des gens dont l’adresse est le Fantôme du Bottin (mondain). Des gens qui fréquentent les sportifs de Bagatelle, les riches fabricants d’apéritifs et les grands couturiers, mais qui disparaissent comme le premier malfrat venu. CC, malgré son jeune âge, côtoie décidément beaucoup les milieux troubles et marginaux, à commencer par celui que son père ne parvient pas à laisser derrière lui. Et revoici ce monsieur Tabélion (oui, le gros à moustaches de chez les Ancorena, le seul invité à avoir parlé avec M. Certitude, qui causait étranger magré un patronyme français en diable)… René Tabélion, qui ne répond pas au téléphone, une vraie anguille, et qui doit, au fond, être une réplique de Georges Certitude. Et c’est sans doute parce qu’il s’en rend compte que ce dernier, fatigué de courir après des ombres qui lui ressemblent… La suite au prochain numéro…



En guise d’intermède annonciateur…
Sempé n’est jamais aussi content que lorsqu’il dessine des villes, du moment que l’on y trouve, perdus entre les murailles et les voies rapides surchargées de voitures, un cycliste, ou encore, un petit bonhomme qui va son petit bonhomme de chemin en, par exemple, vendant des hot-dogs, symboles (les bonshommes, pas les hot-dogs) de l’individu face à la masse.

« Et c’est sans doute parce qu’il s’en rend compte que ce dernier, fatigué de courir après des ombres qui lui ressemblent… »
C’est comme cela que se terminait l’épisode précédent de CC. Évidemment, la phrase inachevée et ces points de suspension légèrement narquois étaient là pour vous tenir en haleine. Au vu des intervalles qui séparent généralement les épisodes, j’espère que vous avez du souffle.

Quand je vous disais que Modiano avait un faible pour les gares, lieux d’arrivée et de départ, points de chute et lignes de fuite… En tous les cas, ça y est, M. Certitude a vendu la mèche, mangé le morceau, dévoilé ses plans et mis en avant son idée de derrière la tête : changer d’air et d’horizon.


Personnellement, j’aurais placé l’image qui suit après la page 53, mais qui suis-je pour m’étonner ? Et puis, le responsable de la mise en pages a peut-être voulu intriguer le lecteur avant d’expliquer qui est cette grande blonde sculpturale au sourire made in the USA et ce qu’elle fait dans les bras de M. Certitude…


Eh bien ! On en apprend, des choses sur Georges Certitude, lequel, plutôt que de tomber les dames, les fait tomber pour les séduire. C’est une technique comme une autre. Et voilà qu’on annonce aussi des révélations sur la professeur de danse de Catherine. Révélations que je remets à plus tard, parce qu’on m’attend pour l’apéritif. Pardon.

Ah ! Je vous l’avais bien dit qu’il y avait encore des tas de mystères à dévoiler dans l’existence de M. Certitude. Je vous l’avais bien dit que Georges et la Dismaïlova étaient voisins, ou tout comme, et que je ne pensais pas nécessairement à un voisinage du côté du territoire de l’ancienne URSS (U.R.S.S., comme on l’écrivait encore avant que la typographie ne se simplifie un chouïa, et franchement, je trouve l’ancienne façon un rien désuète et poussièreuse, mais on n’est pas là pour causer typo, et d’ailleurs, pourquoi y sommes-nous, là ? Ou ici ? Ah oui : pour raconter l’histoire de Catherine Certitude). Catherine, qui semble moins charitable que son papa, d’ailleurs : ça ne l’aurait pas dérangée de démythifier la professeur de danse et de démystifier ses clients, de casser son image, de renvoyer la fausse Russe au café paternel de Saint-Mandé. Son père, lui, se montre bien plus indulgent. Il faut dire que les identités douteuses, les zones d’ombre, les énigmes existentielles, ça le connaît. Et si vous ne me croyez pas, prenez patience : nous avons encore une ou deux choses à découvrir au sujet du papa de Catherine, même si, jamais, au grand jamais, nous n'en percerons le mystère.



Quoi qu’il en soit, Galina Dismaïlova s’en sort bien dans la personnification des professeurs de danse russes, vous ne trouvez pas ?


Si Catherine Certitude était divisé en chapitres, celui-ci pourrait s’appeler « La Grande Nouvelle » (ou bien, en plus burlesque, « Monsieur Casterade remet ça »). Dois-je élaborer ? Non, bien sûr, sauf si je tiens vraiment à ajouter qu’un happy ending (pardon de la ramener, mais ce sont les francophones qui croient causer angliche qui disent « happy end ») est en train de s’ébaucher sous nos yeux un peu attendris. D’ailleurs, tout est dit dans la description de ces deux lettres : l’une, épaisse, sans doute lourde de formalités administratives, de recommandations et d’instructions ; l’autre, toute légère — une ligne — mais lourde d’espoir (pour une fois que l’espoir est tangible au point d’en être lourd, profitons-en). Pendant que nous causons du poids de l'espoir, Catherine rêve, entourée de figurines annonciatrices...


Si fait, si fait, Raymond Casterade remet ça, qui veut faire de l’Art, enfin, de son Art, la victime des plaisirs terrestres (et forcément grossiers) et qui entend acquérir par là le statut tant envié d’artiste incompris, voire maudit. On notera :
1) que Georges Certitude n’annonce pas directement la Grande Nouvelle à notre héroïne (vous n’aimez pas ces formules un peu surannées, comme « notre héroïne » ?) ;
2) que M. Casterade est bien un Français dont l’âme est chevillée au terroir et qui ne peut pas imaginer que l’on puisse sortir de ce que l’on n’appelait pas encore l’Hexagone, sauf à être pourri d’ambition et de prétention ;
3) que, mine de rien, il n’est pas la poutre maîtresse de l’entreprise et que, sans M. Certitude, il se sent courir tout droit à l’échec ;
4) que Casterade, enfin, n’est jamais content : voilà qu’il devient PDG à part entière et qu’il ne peut s’empêcher de porter sur son bienfaiteur un jugement peu amène. Ah la la, Casteraaaade !

Pour ce dernier épisode de CC, il n’y a pas matière à commentaires, ou si peu…
On y trouvera de tout, un couple qui se marie mais dont la femme préfère son pays à son mari, un Georges Certitude qui s’est appelé Albert à une époque de sa vie (mystérieux jusqu’au bout, Georges), une petite Catherine qui apprend l’anglais en mangeant son dessert…

On y trouvera une énième grosse bouffée de nostalgies mêlées, celle de Modiano, qui, par la voix de Catherine, soupire après son Paris populaire à G7 et autobus à plate-forme, et celle de Georges, qui, n'en doutons plus, a conservé un souvenir attendri du temps où il servait de faire-valoir au Casino de Paris ; et puis quelques chats, et ce n’est pas trop tôt…

On y trouvera a) un M. Casterade égal à lui-même, un peu prétentieux, un peu autoritaire, avec cette volonté absolue de respecter la loi, toujours la loi, qu’est-ce qu’il est casse-pieds, M. Casterade, b) un M. Chevreau (l’homme qui achetait des fauteuils d’avion Constellation), qui – exception faite d’un air de contentement un peu servile – semble un jumeau de M. Certitude, même gabarit effacé, pour ne pas dire falot, mêmes lunettes et même regret, semble-t-il, d’un passé qui doit être aussi trouble que celui de son prédécesseur, et c) un personnage cher à Sempé, l’ouvrier-avec-mégot-et-air-blasé-du-professionnel-maîtrisant-son-art…

On y trouvera, ou plutôt, retrouvera un Casterade qui tarde à se faire oublier et qui nous ressert ses vers de mirliton, une tirade philosophique du décidément très nostalgique Modiano sur l’être et l’avoir été ou, plus simplement dit, sur la force du souvenir, qui parvient à maintenir en vie tout ce que l’on veut bien consigner dans sa mémoire…

On y trouvera un épilogue où l’on voit que M. Certitude ne rompt pas aisément avec ses pratiques passées…

On y trouvera trois clins d’œil superbes, facétieux et subtils de Sempé que je vous laisse découvrir par vous-mêmes (un indice : retournez voir ce qui se passe entre les pages 23 et 25) et qui semblent confirmer que tout est un éternel recommencement…

On y trouvera enfin cette dernière image de la Catherine Certitude qui vivra à tout jamais rue d’Hauteville, dans le Xe arrondissement.